Grandes manoeuvres en vue dans la signalisation (Ville Rail &Transport– Mars 2019 – p. 27 à 31)
Dans deux segments de marché, l'entité Siemens-Alstom aurait eu une position beaucoup trop forte aux yeux de la Commission: la très grande vitesse et la signalisation, Dans ce second domaine, Alstom resté seul va devoir se renforcer.
Deux raisons ont motivé le veto de la Commission européenne au projet d'acquisition d'Alstom par Siemens. La concentration « aurait porté atteinte à la concurrence sur les marchés des systèmes de signalisation ferroviaire et des trains à très grande vitesse ». Le développement de la grande vitesse, en France avec le TGV, en Allemagne avec l'ICE est bien connu. Ou la rivalité des deux constructeurs dans le domaine, et la fulgurante avancée des Chinois. La signalisation est plus rarement sous les projecteurs. Les enjeux en sont pourtant énormes.
La Commission européenne s'est très vite inquiétée de la position dominante qu'y aurait acquise la nouvelle entité, En décidant le 13 juillet de procéder à une « enquête approfondie », la Commission indiquait, «Après l'opération envisagée, l'entité issue de la concentration deviendrait le leader incontesté du marché [de la signalisation] avec une part de marché trois fois plus élevée que celle de son concurrent le plus proche, et il serait peu probable qu'elle soit confrontée à d'importantes pressions concurrentielles. »
La lettre d'Andrew Haines, CEO de Network Rail, adressée en octobre à Margrethe Vestager, commissaire européenne à la Concurrence, n'a pu que conforter ces inquiétudes. Le patron du gestionnaire d'infrastructures britannique s'élevait contre la « menace » d'une fusion, qui « risquait de faire très mal aux chemins de fer britanniques ». Le cumul des parts de marché d'Alstom et de Siemens dans les contrats de signalisation outre-Manche aurait atteint 93 %. Andrew Haines aurait voulu que Siemens, qui avait acquis Invensys Rail, se défasse de ce spécialiste britannique de la signalisation, Mais aucune cession d'ampleur n'a finalement été proposée par les deux industriels à la Commission, qui a apposé son veto.
Pourquoi une telle attention à la signalisation? Le marché ferroviaire mondial représente, selon la dernière étude de Roland Berger, 165 milliards d'euros et la signalisation en occupe près de 10 % avec 16 milliards. Marché complexe, qui se compose de segments comme la conception, les aiguillages informatisés, la supervision, l'ERTMS et le CBTC. Et marché dynamique, même s'il est difficile d'évaluer la tendance. On entend parler, dit Jean-Pierre Audoux, délégué général de la Fédération des industries ferroviaires, d'une croissance « de 8 %, voire de 10 % par an, tandis que l'étude de Roland Berger l'estime à 3 %, ce qui me semble un peu pessimiste: 5 % me semblent raisonnables ».
C'est fort, quoi qu'il en soit. Et ce n'est pas un feu de paille. Jean-Pierre Audoux s'attend à « une croissance soutenue au cours des dix prochaines années. » Elle est mondiale: tirée en Asie par les investissements de l'Inde ou de Singapour, dans la zone Mena par le Qatar ou l'Arabie saoudite, en Amérique du Nord par le transport urbain, en Europe par un très important marché de renouvellement ferroviaire, mais aussi, en France, par Eole et le Grand Paris Express.
Pour les industriels, le marché est prometteur et lucratif. Alstom, par exemple, dans son plan stratégique 2020, s'est fixé pour objectif de voir l'ensemble signalisation, systèmes et services, occuper 60 % du CA au lieu de 47 % en 2015. Objectif atteint avec un an d'avance, et la seule signalisation représentait en 2 018 17 % du CA. Même appétit pour la signalisation chez Siemens qui, dans une précédente tentative d'accord avec les Français laissait royalement le matériel roulant à Alstom et prenait le secteur prometteur...
Il y a une zone d'ombre dans ce marché mondial. La Chine, Sur les 16 milliards annuels de CA, précise le délégué général de la FIF en se fondant sur les chiffres de Roland Berger, « 12 milliards sont accessibles et quatre ne le sont pas. Ces quatre milliards représentent pour l'essentiel le marché chinois, » CRRC est énorme du fait de l'énormité du marché chinois et parce qu'il concentre toute l'industrie du pays. Pour les mêmes raisons, son cousin CRS est énorme en signalisation, avec plus de trois milliards d'euros de chiffre d'affaires annuel, Ce chiffre d'affaires est pour l'essentiel réalisé en Chine. Ce qui fait de CRSC le premier acteur mondial, présent presque exclusivement sur un marché fermé. Derrière lui, Siemens, très fort depuis l'acquisition d'Invensys, Alstom, renforcé - en volume du moins - par la signalisation de GE, Hitachi-Ansaldo, Thales. N'oublions pas Bombardier, Hyundai Rotem, CAF. Toutes ces entreprises proposent des systèmes complets de signalisation. Mais il y a aussi des acteurs importants dans les composants, parmi lesquels on peut citer Wabtec, Knorr-Bremse, VossIoh ou le plus modeste SCLE SFE.
Alstom n'est pas mal placé du tout. Henri Poupart-Lafarge s'inscrit en faux quand on le dit distancé. Le groupe a d'ailleurs de beaux succès dans le domaine à l'international. Reste que, sur le marché français où il est pourtant difficile d'affronter le constructeur national, les succès en signalisation ne sont pas à la hauteur de la vente des matériels. Hitachi, avec sa filiale Ansaldo STS (qui avait repris l'ancienne Compagnie des signaux, ou CSEE) est très présent dans I'ERTMS et sur les lignes à grande vitesse en TVM, Dans les CBTC du métro parisien, Siemens se taille la part du lion, C'est aussi le groupe allemand qui a remporté le CBTC d'Eole. Et un consortium Siemens Thales qui fournira les automatismes et la commande centralisée des lignes 15,16 et 17 du Grand Paris Express. Des observateurs pensent donc qu'Alstom, une fois oublié le projet de fusion avec Siemens, devra absolument se renforcer en signalisation, L'hypothèse d'une intégration de l'activité transport de Thales refait surface. Martial Bourquin, rapporteur pour le Sénat d'une mission sur Alstom et la stratégie industrielle du pays, en est partisan. On dit que Bercy y pense, parmi d'autres hypothèses il est vrai. Pour l'instant, Henri Poupart-Lafarge se refuse à «rouvrir la boîte à idées ». Et Patrice Caine le patron de Thales, n'est pas revenu sur une ancienne fin de non-recevoir, Thales qui a par ailleurs, toujours dans la signalisation, noué un accord commercial avec CRSC, afin de se voir entrouvrir les portes du marché chinois.
La Chine. Reparlons-en, puisque cette menace était le premier motif du projet de fusion Alstom Siemens, Menace que la Commission européenne est accusée d'avoir sous-estimée. Les chiffres lui donnent raison, puisque CRSC ne sort quasiment pas de l'empire du Milieu. Mais en dynamique, c'est autre chose, Revenons en arrière. Le 23 juillet 2011, près de Wenzhou, un train à grande vitesse en rattrapait un autre arrêté sur un viaduc. L'accident causait la mort de 40 personnes, et la crise était vive dans le pays. Très vite, on concluait à un défaut de signalisation. La Chine depuis n'a pas changé de cap : devenir une grande puissance ferroviaire. Mais elle a pris son temps avant de repartir en avant. En s'appuyant sur ses efforts considérables de R&D, Et, contrairement à ce qu'on pensait alors, en jouant moins sur les partenariats que sur des acquisitions. Signe de l'appétit pour le marché européen, CSR - l'une des deux composantes aujourd'hui fusionnées dans CRRC - s'est porté candidat à l'acquisition d'Ansaldo, plus réputé pour sa branche signalisation que pour la mécanique. Echec. Qu'on ne croie pas pour autant que la signalisation ferroviaire européenne moderne soit technologiquement fermée au géant chinois. La Chine a fait le choix d'équiper ses nouvelles lignes en CTCS, la version sinisée de l'ETCS, principale composante de la signalisation européenne ERTMS. Les mauvais plaisants disent qu'ERTMS se déploie partout dans le monde plus vite qu'en Europe. Mais c'est en Chine que le système se déploie le plus vite. Avec succès. Après une période de ralentissement des trains, dus à l'accident de Wenzhou, les trains chinois ont renoué avec les très hautes vitesses et atteignent sur certains tronçons régulièrement les 360 km/h. Cette dynamique, on dirait que la Commission ne l'a pas saisie. C'est la même qui a fait de Huawei un acteur mondial de l'informatique, très présent, soit dit en passant, dans les infrastructures du GSM-R. Les technologies ferroviaires européennes ne sont plus un casse-tête pour les Chinois.